The American Dissident: Literature, Democracy & Dissidence


La Liberté N'est Pas Une Marque de Yogourt

(Pierre Falardeau)
Texte publié par la revue
Lumières, à I'hiver 1990, à  I'occasion de la sortie du Party. Isabelle Hebert dirigeait cette revue. C'est une femme que j'aime beaucoup.

C'est par des mots que s'ouvre mon film. 

Dans Le Party, j'ai voulu montrer des hommes qui savent encore le sens du mot liberté. Certains de mes contemporains s'imaginent qu'il s'agit d'une marque de yogourt. Ils pensent que la liberté est nouvelle comme un tampon hygiénique. Ou que la liberté c'est à 55 ans, une police d'assurance qu'on achète à tant par mois.

Dans la société bureaucratique de consommation dirigée, décrite par Henri Lefebvre, le pouvoir en arrive à pervertir même le langage. Revolt est devenu une marque de jeans. Jean-Sebastien Bach et la Joconde servent à publiciser la mac-marde de McDonald's. On a enrôlé Einstein pour vendre des dictionnaires et les Rois mages pour vendre des téléphones. Spéculer est devenu une vertu. Les hommes d'affaires sont sacrés bienfaiteurs de l’humanité. La chanson n'est plus québécoise, elle est francophone ou mieux, canadienne d'expression française. Même la publicité est devenue un art.

Lors d'un récent congrès du Publicity Club, des réalisateurs revendiquaient leur droit à la création. Dans cet univers grattonnesque (on m'accuse ensuite de caricaturer le réel alors que le réel est devenu lui-même une caricature), j'ai tenté de faire un film sur la liberté. La liberté, que les bagnards de Cayenne appelaient «La Belle ».

Et ce film sur la liberté, j'ai essayé de le faire le plus librement possible. Gilles Groulx disait à peu près ceci:

«Si mes films défendant la liberté des peuples, comme créateur je me dois de lutter pour ma propre liberté.»

La liberté de création n'est pas un droit. C'est un devoir. Dans le monde merveilleux de la consommation, le seul droit reconnu est le droit de consommer. Le bonheur est une obligation. Le sourire de satisfaction est de rigueur. Les seuls modèles permis sont ceux de l'idéologie de consommation. Et cette idéologie domine sans partage. Toute critique est étouffée. II suffit de monter le volume de Moche Musique. Le goulag du câble, sans barbelés, sans chiens, sans gardes armés. C'est beaucoup plus efficace. Et cette idéologie est totale. Donc totalitaire. Un totalitarisme cool.

On est loin du cinéma. Pas si loin. Et puisqu'on parle de Groulx, j'avoue que je m'ennuie de Straram et de son «Le cinéma bien, mais plus que le cinéma». Nos films s'inscrivent dans une époque, une société, un monde. Dans tout un réseau de communication ou de non­communication. Dans cet univers d'unanimité fédéralo-libérale fabriqué de toutes pièces, j'ai essayé le plus librement possible de faire un film sur la liberté. Dans cet univers donc, la censure politique est assez facilement identifiable. II y a le mensonge organisé comme il y a le crime organisé. L'information de Radio-Cadenas, par exemple, contrôlée par la gang à O'Neil, ex-homme de main de Pierre Elliott. Je pense aussi à Roger D. Landry, le père de Youppi, façonnant la grosse Presse à son image et à sa ressemblance. Mais la censure est multiple. Elle s'exerce à d'autres niveaux. Je pense par exemple à cette censure que je mettrais au compte du bon gout bourgeois, grand ou petit.

J'ai essayé de ne pas faire un film smat. D'aller dans la direction contraire des petites madames en voie de développement de Lise Payette. D'aller à l'inverse de cette série de fims sur les angoisses existentielles de lui, architecte, d'elle, artiste peintre, ou encore de lui, cinéaste, d'elle, comptable, ou encore... etc. C'est à l'infini. J'ai voulu sortir du cinéma de CLSC qu'on impose insidieusement. Je ne suis pas un intervenant social qui filme des bénéficiaires pour régler un problème social. J'ai voulu filmer un monde. La prison n'était qu'un prétexte. J'ai essayé de mettre à l'écran une autre classe sociale. Loin des restaurants gris ou roses, loin des lofts et des divans Roche-Bobois, loin de la moutarde forte, des cheveux mauves et des lampes halogènes. J'ai essayé de faire vivre un monde autre qui, lui, ne respecte pas la norme du français dit international. Un monde ou le week-end n'a pas encore remplacé la fin de semaine. J'ai essayé, je dis bien essayé, de coller à la langue de ce monde. Et ce n'est pas si simple. Et ce n'est pas si facile. Et je ne

suis pas sur d'y être arrivé ou même d'en avoir le talent, tellement mon cerveau est pollué par cette norme serrée, congelée, empesée. La langue de bois du capitalisme à visage humain est une chape de plomb.

Centre ces morts embaumés et souriants de la publicité, du cinéma et de la télévision, j'ai voulu montrer des vivants. Des vivants ramassés au fond des poubelles, au fond de l'égout. Et je les ai vus, ces gens de bien, ceux qui possèdent des biens, faire la fine bouche et parler de vulgarité. C'est Pierre Perrault qui m'a appris que vulgaire venait de vulgus, le peuple.

La véritable vulgarité, pour moi, c'est un plein de marde à cravate et à attache-case qui, sur de lui, m'envoie un memo pour couper une scène, une phrase, un mot, fort des quelques piasses qu'il a investies.

J'ai donc essayé de faire un film sur la liberté le plus librement possible. Apres trois ans, je suis épuisé. C'est une lutte quotidienne, de tous les instants. Une lutte centre tout le monde et d'abord une lutte contre soi-même. Je crois sincèrement que notre pire ennemi est à l’interieur de nous-mêmes. Le problème de la liberté se situe avant tout dans notre tête et dans notre ventre. Un film, c'est une œuvre collective. Faire un film, c'est horrible. Horrible parce qu'il y a le doute. Continuellement. Horrible parce qu'il faut savoir écouter et en même temps se refermer complètement. S'ouvrir aux autres et en même temps se boucher par les deux bouts pour ne pas trahir ce qu'on essaie de dire. Parfois, on se bat avec. Parfois, on se bat contre. Les fonctionnaires, les lecteurs de scenarios, les amis, les producteurs, les ennemis, les critiques, les spectateurs, les comédiens, les techniciens, les distributeurs, les investisseurs. Tout le monde veut dire son mot. Tout le monde veut t'aider. C'est parfois fantastique. C'est parfois à hurler de rage.

Faut se battre tous les jours, 100 fois par jour. Parfois on gagne, parfois on perd. J'ai perdu quelquefois. Et ca me choque. Pas pour le plaisir de gagner, pas pour le plaisir d'avoir raison, mais pour le résultat sur l'écran. Et si j'ai perdu quelquefois, c'est de ma faute tout simplement. Parce que je suis chieux, parce que c'est trop compliqué, parce que je suis fatigué de me battre, parce que c'est plus facile de fermer sa gueule, parce que je vais encore avoir l’air d'un fou furieux. Parce que... Parce que... Toutes les raisons sont bonnes pour rendre les armes et se laisser couler. D'autres fois, j'ai gagné. J'avais peut-être tort. Je me suis peut-être trompé. C'est sans importance. D'une façon ou d'une autre, il n'y a qu'a soi-même qu'on peut donner des coups de pied dans le cul.

Non, décidément, la liberté n'est pas une police d'assurance... ni une marque de yogourt.